par Ammar BELHIMER : Ministre de la Communication, Porte-parole du Gouvernement
Guerre sur plusieurs fronts
C’est d’abord une zone avant que le Congrès de la Soummam ne l’érige en wilaya. Comme toutes les autres zones du pays, l’Algérois – zone 4 – est partie prenante de l’embrasement recherché le 1er novembre 1954. Elle est alors dirigée par Rabah Bitat, assisté de Rabah Bouadjadj. Bitat est à la tête de 200 hommes, diversement armés, dans la Mitidja ; ses adjoints sont Ouamrane, Souidani et Bouchaib. Bouadjadj, qui dirige cinq groupes de fidayine, est l’auteur des explosions dans l’usine à gaz du Hamma, l’immeuble de la radio rue Hoche et les entrepôts des carburants Mory sur les quais du port d’Alger.
La Wilaya IV, wilaya algéroise, est issue du Congrès de la Soummam, tenu du 20 août au 5 septembre 1956. C’est un concentré du sous-continent que forme le pays : y cohabitent des hommes et des femmes issus géographiquement de la ville et de la campagne, socialement de la bourgeoisie de plus en plus paupérisée, du petit commerce et du prolétariat naissant.
Le tracé de la Wilaya IV englobe une diversité qui rassemble la riche vallée du Cheliff, la fertile Mitidja, une partie des terres céréalières du Sersou et les maraîchers du Sahel.
Sur le plan social, couvant comme un feu sous la cendre, la résistance rurale s’est métamorphosée en nationalisme citadin, forgé dans les villes et véhiculé par la petite bourgeoisie urbaine. Il constitue « un potentiel insoupçonné d’énergie qui, au contact des nouveaux porteurs du mot d’ordre de la lutte contre l’envahisseur, va éclater, se revivifier et embraser les djebels » (1). Toutefois, les paysans pauvres des djebels demeurent le fer de lance de la Révolution.
Ce concentré d’Algérie est également un concentré intense de colère et de rejet de l’ordre colonial : l’ALN y compte 5.000 hommes dès 1955, 9.000 au milieu de 1958 (2). A leur tête, un ancien cheminot, Si M’Hamed, de son vrai nom Ahmed Bougara, « un homme droit et démocrate, profondément un homme de justice », nous dit le meilleur biographe et historien de la Wilaya IV, Ahmed Réguia. Ahmed Bougara meurt le 5 mai 1959.
Les djounoud de la Wilaya IV sont ensuite commandés par Si Mohamed, autre chef militaire, vénéré, dynamique, ancien syndicaliste. Il tombe à Blida le 8 août 1961.
Les premiers éléments qui forment les cadres et combattants de la zone 4 sont soit des anciens militaires (Ouamrane, Ali Khodja, Bounaâma) de l’armée française, soit des ouvriers (Si Lakhdar, maçon, Azzedine chaudronnier, Bouchafa mécanicien, Fettal soudeur, Debbih ajusteur) ou des employés (Bitat est employé d’une fabrique de tabac, Si M’hamed cheminot).
Chaque région de la Wilaya IV est dotée d’une katiba prenant le nom de son premier chef tombé au combat :
– Zone 1 : El Athmania, El Omaria,
– Zone 2 : El Zoubiria,
– Zone 3 : El Karimia, El Hassania,
– Zone 4 : El Hocinia, El Hamdania,
– Zone 5 : El Azizia, El Hakimia,
– Zone autonome : Alger ( (à la suite du fractionnement des katibas)
Trois zones avaient également un commando :
– le commando Ali Khodja pour la zone 1,
– le commando Si Mohamed pour la zone 2,
– le commando Djamel en zone 3.
Un tel quadrillage rendait inaccessibles à l’ennemi nombre de villages. « Il n’était pas question pour le percepteur ou l’ancien caïd de venir lever l’impôt dans les régions montagneuses sous contrôle de l’ALN. L’état-civil, la justice, l’impôt (sous forme de cotisations calculées selon les revenus), la scolarité, le service de santé, l’aide sociale aux nécessiteux relevaient de la compétence de l’ALN. » Celle-ci assurait les prérogatives d’un Etat indépendant, tout en réagissant sur plusieurs fronts : contre les groupes messalistes, contre les groupes psychologiques de l’armée coloniale, contre les troupes françaises, régulièrement dépouillées de leurs armes et poussées dans leurs ultimes retranchements, contre les harkis, les goumiers, les traîtres, les collaborateurs de l’administration coloniale, les indicateurs et les défaitistes.
Lutte sur plusieurs fronts
L’année 1957 sera particulièrement éprouvante : l’ALN est opposée, chez elle et en dehors de ses frontières, aux troupes françaises ainsi qu’à des formations parallèles se réclamant faussement d’elle et arborant, elles aussi, l’emblème national. Il s’agit des messalistes. La guerre aux messalistes est ouverte dès les derniers mois de 1955. Les messalistes du Dahra et de l’Ouarsenis furent écrasés en 1956 et début 1957 par les katibas et le commando engagés par Si El Baghdadi et Si Mohamed.
Autre tournant décisif dans l’histoire de la Wilaya IV : l’échec de l’opération Djillali Belhadj, dit Kobus, ancien militant MTLD et ancien membre de l’Organisation Spéciale qui a carrément opté pour la France au terme d’interrogatoires qui le poussèrent à donner des gages à la police (« il devint tout à fait un indicateur ») pour pouvoir être libéré rapidement. L’ALN décida de s’attaquer à ses cantonnements en 1957. L’opération est menée par le commando Djamal, sous le commandement du chef politico-militaire de la zone 3 (Ouarsenis) : le capitaine Si Mohamed. Malgré le soutien de l’armée française, Belhadj est défait et ses troupes le désertèrent pour rejoindre le maquis. Un millier d’hommes, dont 750 munis d’armes de guerre, rejoignirent le conseil de wilaya à la fin avril 1958.
En réaction, une féroce répression est entreprise, notamment à Alger, par les parachutistes de Massu. Auparavant, cette répression était en place contre la grève des 8 jours qui débuta le 28 janvier et se termina le 3 février 1957.
Ainsi donc, tous les moyens étaient mobilisés à la perfection : les armes, la persuasion, la propagande écrite et orale.
La situation militaire est illustrée par une embuscade montée par un commando de l’ALN en zone 4 de la Wilaya IV, composé de 180 hommes, le 28 février 1957. 23 soldats du contingent, deux sous-officiers et un officier du convoi de ravitaillement du 22e régiment d’Infanterie sont décimés, en plus de quatorze blessés dont un officier et un médecin laissés pour morts, sur l’itinéraire reliant Dupleix et le poste de Bou Yamen. L’avion d’accompagnement est également abattu dès le début du combat et le pilote tué.
Cette victoire annonce des lendemains difficiles, « le temps des grandes épreuves », qui s’étaleront de 1959 à 1962. En effet, dès les premiers mois de l’année 1959, Si M’hamed, qui vient de perdre deux prestigieux commandants, Azzedine et Omar Oussedik, partis à l’étranger, doit faire face à de grandes épreuves en Wilaya IV : les coups de boutoir des grandes opérations de Challe, la gangrène injectée dans ses rangs et l’action pernicieuse des services spéciaux.
Si M’hamed faisait face en se disant : « Il ne faut pas glisser dans le maccarthysme. » Il tombera aux Ouled Bouachra dans le Titteri. Ses compagnons garderont de lui le souvenir d’un grand féru de poésie qui n’arrêtait pas de murmurer les quatre premiers vers du poème de Victor Hugo, Oceano Nox :
« Oh ! combien de marins, combien de capitaines
Qui sont partis joyeux pour les courses lointaines,
Dans ce morne horizon se sont évanouis !
Combien ont disparu, dure et triste fortune ! »
Comme un poisson dans l’eau
A partir de 1959, les effectifs ennemis mobilisés sont impressionnants, mais ils ne suffiront jamais à vaincre définitivement l’ALN.
L’art militaire tient d’un génie millénaire hérité des méthodes traditionnelles des circoncellions et des harcèlements de l’Emir Abedelkader : « Il s’agit de profiter de l’effet de surprise, de frapper vite et de se diluer dans la nature en emportant le plus d’armes possibles. L’engagement doit être bref, sa durée n’excédera pas 15 à 20 minutes, car au-delà c’est l’intervention des grands moyens français (aviation, artillerie, troupes aéroportées, etc.) et il faut éviter cette situation qui inverse le rapport des forces (…) C’est plutôt le pragmatisme, la résurgence de formes de résistance anciennes, l’expérience de certains anciens militaires, le tout appliqué à une situation particulière de l’Algérie qui donnera le type de combat de l’ALN. » (3)
Les généraux, venus faire oublier leur défaite à Diên Biên Phu, au Vietnam en 1954, ont à faire à de petits fellahs analphabètes, qui ne sont pas passés par des écoles primaires et encore moins par les grandes écoles militaires, mais qui auront le dernier mot dans l’affrontement.
Les généraux français entreprirent alors d’assécher l’eau de l’oued pour tuer le poisson. Ils engagèrent les regroupements massifs de populations rurales, sous le feu de l’artillerie et de l’aviation. Ces populations sont rassemblées d’autorité dans des zones interdites dans l’Ouarsenis, l’Atlas blidéen, le Dahra.
L’opération est d’une envergure telle qu’à la fin de 1957 la population regroupée est estimée officiellement à 160.000 personnes. Elle va quintupler dans les années suivantes.
Les villes prennent alors le relais. Les manifestations de masses de décembre 1960 viendront surprendre les plus grands stratèges de la colonisation.
El Moudjahid avait raison d’écrire, de façon prémonitoire, quelques années auparavant : « Le mouvement des masses constitue un moment historique privilégié qui ne se répète pas. Il n’est pas le résultat d’un mécanisme artificiel qu’on déclencherait quand on veut. Il est l’aboutissement d’un processus continu et irréversible dont on ne commande pas la croissance. » (4)
Mostéfa Lacheraf en percevra le caractère décisif pour les manifestations de décembre 1960 lorsqu’il écrira : « Les journées de décembre 1960 font justice de la prétendue inertie des masses populaires algériennes, de leur docilité béate et sans ressort à l’égard de la hiérarchie politique et militaire dont ils admettent, au contraire, en toute conscience, l’autorité et suivent les mots d’ordre, même si, par impossible ou empêchement de force majeure, ils ne se sont pas rattachés organiquement au FLN. »
Notes :
1- Mohamed Téguia, L’Armée de Libération Nationale en Wilaya IV, Casbah éditions, Alger, 2002, p. 17.
2- Mohamed Téguia, op.cit., p. 10.
3- Ibid, page 53-54.
4- El Moudjahid, n° 14, du 15 décembre 1957.
5- Mostéfa Lacheraf, L’Algérie : nation et société.