Tahar Zbiri : Le mouvement du 14 décembre 1967
Comment le chef d’état-major de l’ANP a-t-il organisé l’opération qui constituera la première tentative de coup d’Etat après le redressement du 19 juin 1965 ? Persuadé que le colonel Boumediene était décidé à mettre fin au conflit par la liquidation physique de ses adversaires, Tahar Zbiri se démena tous azimuts pour préparer la riposte.
Fin octobre 1967, il demanda à Moussa Houasnia (qui était, alors, le seul à connaître son refuge, à la caserne du Lido) d’appeler en urgence le commandant Ammar Mellah, son homme de main qu’il instruit de prendre attache avec l’ensemble des bataillons qui lui étaient loyaux, et de leur donner ordre de se déployer sans attendre dans la direction de Blida.
La tâche semblait a priori difficile, parce qu’une décision d’une telle importance nécessitait un temps pour préparer les bataillons, convoquer tous les effectifs et s’approvisionner en carburant et en munitions.
Le 13 novembre, au matin, le commandant Ammar Mellah dépêcha Moussa Houasnia chez le lieutenant Maammar Kara à Médéa pour lui donner ordre de se déployer sur-le-champ vers Blida. Alors que, lui, devait se rendre à Miliana pour transmettre au lieutenant Abdeslam Mebarkia, chef du bataillon mécanique, la même instruction. Selon le témoignage de Tahar Zbiri, le lieutenant Mebarkia, hésitant, appellera au téléphone, à trois reprises, le lieutenant Maammar Kara pour le consulter sur la question, après avoir été contacté par Saïd Abid, son supérieur hiérarchique, qui lui enjoignait de ne pas bouger. La même chose a été essayée avec Maammar Kara.
Passé ce moment de flottement, les chefs des trois bataillons de la première région militaire mobilisèrent leurs troupes et leurs dispositifs, dans l’attente d’un ordre. Ils s’ébranlèrent à minuit, du 13 au 14 décembre 1967, en direction du quartier général de la première région militaire de Blida, à partir de Miliana et Chélif à l’Ouest, et de Médéa au Sud-ouest.
Le bataillon mécanique, conduit par le lieutenant Abdeslam Mebarkia était chargé de sécuriser le pont Bouroumi, situé à proximité d’El-Afroun et de le « nettoyer » des troupes hostiles pour faciliter le passage au bataillon blindé. Mais les lenteurs de la démarche a permis aux forces loyales à Boumediene de prendre le contrôle de ce pont stratégique, et ce dès la nuit du 13 décembre.
Le bataillon blindé, conduit par le lieutenant Layachi Houasnia, lui, n’a pas attendu de disposer de porte-chars pour s’ébranler vers Blida, sur un périmètre de 150 kilomètres quasi impraticable. Zbiri reconnaît dans la conduite de son officier un acte de bravoure rare qui, malheureusement pour lui et ses compagnons, était insuffisant pour contrebalancer le rapport des forces face à des forces blindées et aéroportées nettement supérieures.
L’autre bataillon, celui de l’infanterie, était conduit par le lieutenant Maammar Kara et n’était plus qu’à une centaine de kilomètres de Blida, venant par la route montagneuse et sinueuse de la Chiffa. Mais à cause de l’état des routes, il dût opter pour une route détournée, plus longue, passant par le pont Bouroumi à El-Afroun.
Zbiri reconnaît que, malgré les consignes de discrétion, des fuites ont permis à l’autre camp de se préparer à temps. Ainsi, le commandant Slimane Lakehal, du groupe du colonel Chabani, s’est aussitôt dirigé de Chlef vers la capitale pour alerter des responsables au ministère de la Défense sur le déploiement du bataillon de Layachi Houasnia à sa sortie de l’ex-El-Asnam. La nouvelle a vite fait le tour des régions militaires. Le commandant Mohamed-Salah Yahiaoui, chef de la troisième région (Béchar), était de ceux qui étaient mis au courant, mais s’est bien gardé de faire la moindre réaction. Quant au commandant Chadli Bendjedid, chef de la 2e région (l’Oranie), d’après les témoignages recueillis plus tard par Zbiri, il chargea un de ses adjoints, Hellaili, de devancer les bataillons dissidents à la capitale, dès le 13 décembre, pour s’enquérir de la situation. « L’instruction qu’il donnera à Hellaili est de choisir le camp des plus forts ! » écrit l’ex-chef d’état-major.
Le commandant Ahmed Benchérif, chef de la Gendarmerie nationale, lui, a dès le début choisi son camp. Ses hommes ont tenté de faire barrage à l’avancée des mutins, au niveau du pont Bouroumi, et bloqué l’accès à la circulation.
Le 13 décembre, Tahar Zbiri et ses adjoints gagnèrent le maquis de Chebly, dans la wilaya de Blida, où il installa son « QG » temporaire, pendant que le commandant Mellah devait rejoindre le bataillon de Layachi Houasnia. A l’aube du 14 décembre, les chefs de la Wilaya IV (l’Algérois) rejoignirent le poste des opérations à Chebly, pour confirmer à Zbiri leur soutien.
Il y avait aussi le colonel Salah Boubnider, chef de la Wilaya II, M’hammed Yazid et d’autres personnalités historiques hostiles à la politique de Boumediene. Zbiri s’attendait de fait à un déploiement des unités militaires qui lui étaient alliés, notamment dans les Aurès et dans d’autres régions qui l’avaient assuré de leur soutien dans toute démarche qu’il envisagerait d’enclencher contre Boumediene. Il n’en fut rien.
Entretemps, il y eut la mort tragique et suspecte de Saïd Abid, chef de la première région et homme-clé de la hiérarchie militaire. D’après la version que défend Tahar Zbiri sur cet épisode, Boumediène appela Saïd Abid au téléphone et le sermonna : «Comment se fait-il que des bataillons se rebellent contre nous et tu n’envoies pas d’unités pour les contrer ? » Said Abid aurait justifié son attitude en affirmant avoir donné ordre aux bataillons (insurgées) de ne pas bouger ; mais ces derniers n’auraient pas obtempéré à ses ordres. « Comment alors envoyer les troupes pour s’entretuer ? », lui lancera-t-il. Il ajoutera, comme pour tenter de convaincre Boumediene d’éviter la guerre fratricide : « Il vaudrait mieux chercher une autre solution ! » Boumediene aurait alors usé de mots très vexants à l’égard de son interlocuteur, et chargea aussitôt deux de ses collaborateurs, les commandants Zerguini et Hofmann, de diriger à sa place la première région. Le 15 décembre 1967, la nouvelle du « suicide » du commandant Saïd Abid fut annoncée.
A la veille de ce drame, les troupes rebelles s’étaient accrochées pour la première fois avec les unités venant d’Alger au niveau du pont Bouroumi. Les trois bataillons comptaient près de 1500 combattants et une trentaine de tanks et de véhicules blindés. Une fois franchi le pont, les troupes étaient bloquées par un immense embouteillage provoqué par l’entassement des véhicules civils tout le long du pont, à cause des intempéries, au moment où les forces de gendarmerie et autres unités militaires conduites par Zerguini et Hofman, les guettaient à l’autre bout du pont. Il y eut des accrochages avec l’armée régulière, mais c’était des escarmouches limitées. C’était avant l’intervention de l’aviation.
In MÉMORIA