Le complot des colonels : Ammar Guerram brise le silence
Accusé, à tort ou à raison, d’avoir dénoncé le colonel Mohamed Lamouri, le colonel Ahmed Nouaoura, le colonel Aouachria et le commandant Mostefa Lakehal, de son vrai nom Saïdi Djemoï, tous les quatre exécutés dans ce qui est communément appelé « le complot des colonels », Ammar Guerram sort de son silence et donne sa version des faits.
Acteur principal dans cette affaire qui a fait couler beaucoup d’encre et en fait autant de nos jours – l’ancien président de la République Chadli Bendjedid, officier de l’ALN dans la Base de l’est, a jeté un pavé dans la mare en déterrant en 2008 l’affaire dite du « complot des colonels » et remué une histoire qui n’a toujours pas révélé tous ses secrets –, l’ancien chauffeur de Krim Belkacem en Tunisie bat en brèche tout ce qui a été colporté sur ce douloureux épisode de notre révolution et considère qu’il a agi, en son âme et conscience, pour éviter un bain de sang.
L’enfant d’Oum El Bouaghi, issu d’une famille qui a tout donné à la révolution, rompt aujourd’hui le silence et raconte avec force détails l’affaire Lamouri qu’il a vécue en personne et qu’il continue de vivre à travers des souvenirs pénibles d’un passé lointain mais toujours présent dans son esprit.
Le nom de Ammar Guerram revient à chaque fois que cette affaire est évoquée et pour mettre un terme définitif aux différents sons de cloche, il a tenu à donner son précieux témoignage à la revue Mémoria qui est allée à sa rencontre dans sa ville natale, Oum El Bouaghi. De prime abord, cet ancien moudjahid ne donne pas l’impression de quelqu’un qui détient de lourds secrets mais plutôt d’un homme paisible, au crépuscule de sa vie.
Au fil de la discussion, il s’avère être la boîte noire, enregistreuse des moindres détails de notre révolution. Et quand il se met à remonter le temps, il fait appel à une mémoire indéfectible pour dévider ses souvenirs. Le complot des colonels a pris son origine dans le mécontentement des moudjahidine des Aurès et de la Base de l’Est.
Ils reprochaient aux dirigeants de la révolution leur méthode de commandement et leur enclin à vivre dans l’opulence alors que leurs frères de l’intérieur menaient la guerre contre l’occupant. En fait, ce mécontentement remonte à l’année 1956, date de la tenue du congrès de la Soummam, quand les Aurèsiens et ceux de la Base de l’est, s’estimant lésé, avaient rejeté toutes les résolutions qui y ont découlé.
La crise couvait et un climat de suspicion s’est installé en Tunisie. Les liquidations physiques d’Abbas Laghrour et ses compagnons, en juillet 1957, puis d’Abane Ramdane, au mois de décembre de la même année, ont non seulement semé le trouble mais aussi la peur dans le camp des moudjahidine de la Wilaya 1 et de la Base de l’Est. Ils considéraient que la révolution a dévié de ses nobles objectifs, notamment sous le règne des « 3 B », Krim Belkacem, Abdelhafid Boussouf et Lakhdar Bentobal.
Lamouri, Nouaoura, Aouachri, Mostefa Lakehal et l’écrasante majorité des moudjahidine des Aurès-Nememchas et la Base de l’Est ont décidé d’agir pour remédier à une situation qui empire de plus en plus. D’autant que la nomination de Mohamed Saïd à la tête du COM-Est, en 1958, avec comme adjoints, Mohamed Lamouri, Amara Bouglez et Benaouda était la goutte qui a fait déborder le vase.
Mais le pire est à venir quand, dans sa réunion du Caire, le CCE, sous des prétextes fallacieux, a décidé de sanctionner les membres du COM-Est. « Nous avons senti, nous les officiers à la Base de l’Est, que l’affaire cachait un complot visant à éliminer nos responsables et à se venger d’eux, surtout que nous avions remarqué une différence dans les sanctions et leurs degrés. En effet, les sanctions extrêmes ont été prononcées à l’encontre des commandants de la Wilaya I et de la base de l’Est, alors que le CCE s’est contenté de légères sanctions à l’encontre des autres membres.
C’est ainsi que Bouglez fut dégradé et il fut interdit d’exercer la moindre activité. Il fut envoyé à Baghdad. Lamouri fut également dégradé et éloigné, lui aussi, vers Djeddah, mais il n’est pas parti et s’est réfugié en Libye. Tandis que le CCE s’est contenté d’éloigner Benaouda pour trois mois à Beyrouth. Quant au premier responsable du COM, Mohammedi Saïd, le premier accusé de la mauvaise gestion, il fut rattaché au gouvernement au Caire pour être chargé, un mois après, de diriger la nouvelle organisation : l’Etat-major de l’Est », est-il indiqué dans le témoignage de Chadli Bendjedid.
La version de Ammar Guerram
L’entrée en scène de Ammar Guerram va faire beaucoup de dégâts bien que celui-ci ignore au départ les dessous de la mission dont il est investi par Ahmed Nouaoura et Abdellah Belhouchet, deux officiers de l’ALN de la Wilaya 1. « L’éviction de Lamouri a créé un profond malaise dans les rangs des moudjahidine qui lui vouaient beaucoup de respect », raconte Guerram avec émotion d’autant qu’il reconnaît les capacités intellectuelles de Lamouri, fils de Ain Yagout, village situé entre Ain M’lila et Batna.
Ce dernier, chef de la Wilaya I, a rejoint la Tunisie où il jouissait d’une grande estime. Désigné comme représentant de l’Algérie en Arabie-Saoudite, il est d’abord, et sur décision du GPRA, envoyé en Libye où il est étroitement surveillé. Il faut avouer, relate Guerram, que l’aura que dégage Lamouri force non seulement au respect mais elle fait peur également, notamment aux 3 B, manifestement décidés à lui attribuer un rôle de figurant. « Lamouri a envoyé un rapport détaillé à Djamel Abdennacer où il est clairement rapporté la déviation de la révolution de la voie tracée par ses précurseurs », a encore indiqué Ammar Guerram tout en insistant sur le rôle décisif joué par le chef des services de renseignement, Fethi Dhib. L’Egypte du Raïs n’a jamais pardonné la proclamation de la naissance du GPRA en Tunisie et voulait en quelque sorte faire payer le prix à ceux ayant pris cette décision. Mohamed Lamouri représentait donc l’homme providentiel pour mener une campagne de déstabilisation contre le Gouvernement provisoire.
Ses récurrents voyages au Caire ont mis la puce à l’oreille aux responsables de la révolution qui le suivaient à la trace. Une fois le plan de renversement du GPRA mis en place, Abdellah Belhouchet et Ahmed Nouaoura ont sollicité Ammar Guerram pour partir à Tripoli dans une mission dont il ignorait les contours au départ, mais qui, en fait, consistait à ramener Lamouri au Kef, en Tunisie. Du moins, c’est ce qu’il affirme avec assurance. Une fois arrivé au café Le Commerce, à Tripoli, lieu du rendez-vous, il trouva Mohamed Lamouri et Saïdi Djemoi, plus connu sous le sobriquet de Mostefa Lakehal.
Il devait, et dans la discrétion la plus absolue, accomplir cette mission, de très haute importance, d’autant qu’il connaissait parfaitement les voies et routes qu’ils devaient emprunter pour échapper à la vigilance non seulement de la police tunisienne mais également à celle des responsables du GPRA. Et c’est à un véritable parcours de combattant, semé d’embuches et de dangers, que vont se livrer les trois moudjahidine en partance pour le Kef. Ils ont dû déjouer la surveillance, les obstacles et autres barrages de police, très nombreux d’ailleurs, pour atteindre la ville tunisienne où se s’étaient réfugiés les alliés de Lamouri. « Ils étaient une trentaine qui l’attendaient au Kef et dès notre arrivée, ils ont commencé à scander son nom et à crier leur hostilité au GPRA », témoigne Ammar Guerram.
Sa mission terminée, il fit une petite sieste avant de reprendre le volant pour rallier Tunis. Mais le calvaire et le supplice l’attendaient dans un barrage de police. « En cours de route, précisément à Medjez El-Bab, une ville située à quelque 50 kilomètres de Tunis, je tombais sur un barrage dressé par la garde tunisienne. Son chef, Mahdjoub Benali, m’intima l’ordre de descendre du véhicule et immédiatement et sans préambule, je fus embarqué pour interrogatoire. Arrivé sur les lieux, je fus surpris par la présence de tout le staff du gouvernement tunisien.
Le chef du gouvernement, El Bahi Ledghem, son ministre de l’Intérieur, Tayeb Lemhiri, ont ouvert le bal des interrogatoires », raconte Ammar Guerram avant d’être soumis à un autre interrogatoire du même genre mais cette fois-ci par les membres du GPRA, également présents sur les lieux. « Sous la pression et les menaces, j’ai fini par craquer et montrer l’ordre de mission délivré par Abdellah Belhouchet et Ahmed Nouaoura ». Comment tout ce beau monde était au courant de cette mission, qui a donné le nom d’Ammar Guerram et pourquoi la police tunisienne l’attendait à Medjez El-Bab ? En tout état de cause, ce moudjahid est embarqué en direction de la ville du Kef, fief de Lamouri et ses compagnons. La villa qui les abrite est alors encerclée et ses occupants sont alors sommés de se rendre mais Salah Essoufi, se trouvant sur le toit de la villa, a répondu par des tirs d’arme. « Moult palabres et discussions ont fini par convaincre les Aurèsiens et ceux de la Base de l’Est de déposer les armes et de se rendre aux autorités tunisiennes qui les ont dispersés dans des cellules de la prison de Tunis ». Ammar Guerram a été une nouvelle fois contraint de passer en revue tous les « rebelles » afin de les identifier.
Le reste de l’histoire est connue, Mohamed Lamouri, Mostefa Lakehal, Ahmed Nouaoura et le colonel Aouachria sont tous les quatre accusé d’avoir fomenté un coup d’état contre le GPRA, ils sont condamnés à mort par la cour présidée par Houari Boumediene puis exécutés, dans la nuit du 15 et 16 mars 1959. Belhouchet, Messaâdia, Ahmed Draïa et quelques autres récalcitrants sont envoyés au Mali alors que le reste des combattants est resté en prison. Ainsi s’achève ce douloureux épisode de notre révolution sans pour autant avoir livré tous ses secrets. Ammar Guerram s’en lave les mains et réfute toutes les accusations portées contre lui dans cette affaire. « Je n’ai pas donné ces valeureux combattants ni même été à l’origine de leur arrestation ».
Il clame son innocence et porte l’entière responsabilité sur Belhouchet qu’il accuse d’avoir trahi ses compagnons. « De l’avis de plusieurs moudjahidine dont Mostefa Merarda dit Bennoui, chef intérimaire des Aurès-Nememchas, c’est lui qui a mis au parfum le GPRA et pour preuve, il n’a pas été exécuté ». Ammar Guerram s’en tient à ces graves accusations bien qu’il soit toujours cité comme étant le principal accusé dans « le complot des colonels ».
IN MÉMORIA N°54 ANNÉ 2017