Durant le ramadan, les journaux débitent rituellement des âneries au sujet de la viande asinienne
L’âne, bouc-émissaire et souffre-douleur des Algériens !
(Par Noureddine Khelassi)
L’objet est décidément un «marronnier», un thème fourre-tout, un sujet « bateau », comme on dit dans le jargon journalistique, car il revient régulièrement sur les pages des journaux et des magazines, comme une antienne qui charrie des fantasmes surtout durant le ramadan. Rumeur récurrente qui enfle à mesure que les ventres se vident et les esprits se brouillent en ces jours d’abstinence parfois chauds, lourds et poisseux. Une certaine année, la rumeur tricotée par des articles de presse évoque trois quintaux de viande asine qui aurait été vendus insidieusement, sous forme de merguez, sur un marché d’Alger-Centre. Un autre jour, un confrère, jeûneur strict, croyait savoir qu’il serait plutôt question d’une tonne ! Bigre ! Une autre année, dame rumeur, qui affectionne tant la viande de baudet, et les journalistes et autres internautes, ses relais friands de sensationnel, parlent de six quintaux, pas un gramme haché de moins. Et où ? Cette fois-ci dans un lieu lointain, à la frontière de l’irréel, à Bir El Ater, pas très loin de la Tunisie, dans une zone propice aux trafics en tout genre. Alors, tel un hachoir ou un poussoir à merguez, la machine à débiter des âneries cite comme sources les GGF, les gendarmes gardes-frontières qui auraient démantelé un «vaste réseau» de trafiquants algériens, tunisiens et libyens. A trop charger la bourrique de la rumeur, les folliculaires, manque de pot, avaient mécontenté la maréchaussée algérienne qui a vu dans ces écrits farfelus un coup de pied de l’âne. Son chargé de communication, un lieutenant-colonel, avait en effet, formellement démenti le coup de filet attribué à ses compagnons d’armes, à la frontière tunisienne. A force d’ânonner la rumeur, la profession prend parfois le risque de revêtir le bonnet d’âne.
Le sujet de la chair de l’âne est certes fantasmatique mais il révèle, sous bien des rapports, la relation des Algériens à ce mammifère robuste de la famille des équidés, aux origines bien africaines. L’aliboron, comme on le dit en français vieilli, est mal-aimé des humains mais il est manifestement un souffre-douleur et un bouc-émissaire des Algériens. Nos compatriotes le maltraitent souvent et lui attribuent des tares par trop lourdes à porter. La première explication trouverait peut-être ses racines dans la révélation coranique. Dans la sourate 31, au verset 19, le prophète Luqmân, s’adressant à son fils lui dit : «sois modeste dans ta démarche, et baisse ta voix, car la plus détestée des voix c’est bien celle des ânes». Dans la mythologie algérienne, savamment alimentée par une littérature mélangeant mystique, mythes et surnaturel, on explique que le braiement de l’âne, qui peut être entendu jusqu’à quinze kilomètres en milieu rural, est le plus épouvantable qui soit car constituant un cri de ralliement des djinns et autres esprits maléfiques comme les fameux afrit des contes et légendes.
Le Prophète en aurait mangé, dit-on
S’il réprouve le son de l’âne qui n’a pas de cordes vocales mais joue de ses narines pour braire, le Coran, qui interdit la consommation des viandes dites répugnantes, ne proscrit pas pour autant celle de l’âne sauvage, qui serait plus licite que celle de l’âne domestique. Explication : le Prophète (QSSSL) en aurait mangé et aurait apprécié sa valeur gustative et nutritive. Cette assertion parait un tantinet douteuse car elle ne correspond pas à la définition des jurisconsultes qui estiment halal les seules viandes des ruminants. Or, l’âne est un herbivore mais pas un ruminant. Mais comme le Prophète en aurait consommé, l’exception, comme de tout temps, confirmerait la règle. La seconde explication serait d’ordre psychologique. A la décharge des Algériens, qui doivent en fait éprouver du dépit amoureux ou de la jalousie ancestrale à l’endroit d’un animal aux singuliers attributs physiques, le bourriquet intervient de multiples façons dans l’imaginaire de tous les peuples qu’il côtoie. C’est ainsi que Midas (715 à 676 av.J.-C.), roi de Phrygie, héros de mythologie, est doté d’oreilles d’âne après un différend avec le dieu Apollon.
Tout mal-aimé qu’il est depuis toujours, ce cousin modeste du cheval et du zèbre occupe une place importante dans la littérature, et plus généralement dans la fiction et la sagesse dite populaire. Il en est ainsi des ânes de fiction comme le célèbre Lucius, métamorphosé en bourriquet dans L’Âne d’or d’Apulée de Madaure, l’Aliboron de Jean de La Fontaine, ou encore l’Âne de Buridan et Cadichon de la Comtesse de Ségur. Proverbes et maints auteurs usent de paraboles et d’hyperboles asiniennes pour personnifier la bêtise humaine, dont l’entêtement. Beaucoup sont injustement défavorables à l’âne, d’autres, plus rares, lui rendent justice. Prenons en considérations d’abord la fameuse assertion «il fait l’âne pour avoir du son». Cette locution exprime finalement le contraire de ce qu’elle suggère, l’âne, après tout, ayant raison de faire l’âne pour manger, ce qui est, avouons-le, une façon d’être intelligent et une manière d’être un être vivant, tout court. Un dicton libanais, en écho lointain à l’exhortation du prophète Luqmân, affirme pour sa part que «si la forte voix servait à quelque chose, l’âne se serait fait construire des palais».
Pousser un âne mort
Il y a, bien sûr, la classique sentence «têtu comme un âne» ou comme sa cousine la mule, pour dénigrer le sympathique équidé qui finalement exprime par l’entêtement du tempérament et de l’intelligence ! A juste titre, le britannique Sir Thomas Erskine loue l’intelligence et la personnalité de l’âne en estimant que «ce que l’on nomme fermeté chez un roi, s’appelle entêtement chez un âne». Miguel de Cervantès n’est pas en reste pour sa part, lui qui a souligné, à juste titre, que «30 moines et leur abbé, ne peuvent pas faire boire un âne contre sa volonté». Mais la palme de l’excellence revient sans conteste au grand Victor Hugo qui a donné une désarçonnante définition du peuple : «Le Peuple, s’est-il demandé ? Un âne qui se cabre». Bien plus tard, le marocain Driss Chraïbi recommandera qu’il faut «savoir descendre les échelons de la hiérarchie au lieu de monter sur la tête des gens : on peut tirer un âne avec une ficelle, mais non le pousser».
C’est probablement pour cela que les Algériens assimilent à des individus qui poussent vainement un «âne mort» les gens qui défendent une cause perdue d’avance, ou qui tentent de résoudre un casse- tête. Moralité, on ne peut pas pousser un âne mort, à plus forte raison un bourricot vivant, sauf à lui mettre une ânesse devant ! Justement, l’entêtement, n’est-il pas une vertu algérienne, cette qualité si rare qu’on nomme taghennantt ? Caractéristique qu’on peut ajouter à d’autres traits de caractère qui singularisent l’âne et qui le feraient ressembler à l’Algérien, au sens figuré, bien évidemment. L’âne, de par son tempérament, est un homoamazighicus qui s’ignore. Qu’on en juge donc : c’est un sédentaire, intelligent, protecteur, sensible, qui réserve son fameux coup de pied aux agresseurs. Comme le Berbère, on ne soumet pas un âne par la force. On obtient sa collaboration par la compréhension de ce que l’on souhaite lui faire faire. Plus que cela, l’âne commun, qui est docile parce qu’il le veut bien, calme tant qu’on ne lui casse pas les pieds, facile à éduquer quand on s’en donne la peine, non violent tant qu’on ne l’agresse pas, est très réfléchi et n’aime pas le danger. Surtout, dans le groupe, les ânes sont tous libres et égaux. Il n’y a pas de chef et chacun d’eux doit se prendre en charge. Tout à fait la définition de l’Amazigh, l’homme libre par excellence qui vit dans une société qui fait la part belle à la collégialité.
Incompris, mal-aimé, bridé, brimé, méprisé, agressé, l’âne mérite pourtant estime et (re)considération. Sans lui, depuis la Régence turque d’Alger, la Casbah n’aurait jamais pu ramasser ses ordures. Sans lui, les moudjahidines de l’armée des frontières n’auraient jamais pu traverser sans risques étudiés les fortifications électrifiées et minées de la Ligne de défense Morrice (460 km, le long de la frontière tunisienne). Sans lui et son grand cousin le mulet, nos vaillants maquisards dans les wilayas de l’intérieur du pays, auraient éprouvé les pires difficultés à se déplacer sans son dos patient et lourdement chargé. Alors, aujourd’hui que nous sommes indépendants, chantons ses louanges d’«ancien combattant», et rendons hommage au Dr Smail Boulbina qui a crée le « Club des Ânes d’Algérie » et, in fine, hi-han pour les ânes qui n’aiment pas l’âne !
N. K.