La Diva soukahrassienne de la chanson arabe n’est plus là pour chanter l’Algérie
Mille roses pour Warda !
(Par Noureddine Khelassi)
La rose est un jardin où se cachent des arbres, disait Djalal-Eddine Roumi. Cette citation du poète mystique persan sied à merveille à Warda El Djazaïria, la rose artistique embaumée de la chanson arabe qui nous a quittés il y a huit ans déjà ! La Soukahrassienne de Paris, qui a conquis l’Egypte pour mieux rayonner sur le monde arabe, ne chante plus son amour indéfectible pour L’Algérie. Elle ne chante plus l’amour tout court. Le sien propre qui est pluriel.
Elle ne chante plus depuis un arrêt cardiaque, fatal à 72 ans. Mais sa voix puissante, chaude, profonde et mélancolique, qui donne le spleen tout en chassant le blues, résonne toujours fortement et nous manquera cruellement pour toujours.
Sa dernière profession d’amour fut, paradoxalement, un spot publicitaire pour un opérateur de téléphonie mobile, dont le nom évoquait ce qu’elle fut elle-même dans sa vie d’artiste : une étoile scintillante.
La vidéo porte un titre comme un défi, comme un testament, comme un espoir de jours algériens qui chantent. «Mazalna waqfine», nous sommes encore debout, nous Algériens, est une psalmodie patriotique, mise en scène dans le décor bucolique de Tipaza. Vêtue d’une robe blanche, ornée de roses rouges et vertes, les trois couleurs de l’emblème national, l’Oum Kalsoum algérienne dit que «sa voix crie je t’aime mon pays».
Warda est amour. D’abord celui de son pays, chanté dans l’exil, avec la voix d’une enfant de onze ans à laquelle sa mère libanaise lui enseigna tôt l’art de la vocalise et l’initia à la magie du tarab, le chant de l’extase arabe.
Une voix rare et un talent précoce qui s’exprimèrent assez vite au Tam-Tam, club musical de Saint-Michel à Paris, propriété de son père moudjahid et creuset du nationalisme maghrébin. Entre rue de La Harpe et rue de La Huchette, les Algériens et autres Maghrébins de France et les artistes arabes de passage à Paris, comme Farid El Atrache, seront séduits par la gamine qui reprenait, avec brio, des titres phares d’Oum Kalsoum, Mohamed Abdelwahab, Abdelhalim Hafez et Leila Mourad. Elle les impressionnera aussi par la fougue qu’elle mettait à chanter le pays de son père et à exalter déjà le nationalisme algérien.
Il est vrai que ce père, nationaliste et maghrébin de conviction, nourri aux valeurs de l’Etoile Nord-africaine, avait baptisé son établissement le Tam-tam, en référence à l’instrument de percussion mais surtout à la Tunisie, l’Algérie et le Maroc.
Warda l’artiste est née dans cette atmosphère où le nationalisme, l’amour et la convivialité étaient chaque soir à la fête. Et c’est au Tam-Tam que lui sera donné le nom artistique de Warda El Djazaïria, la petite rose algérienne de la chanson. Sous la houlette de son père, elle se fait connaître rapidement pour ses chansons patriotiques, dont la sublime « Ya émrawwah léblad sallamli âlihoum », où l’amour et la nostalgie de l’Algérie étaient servis par une voix jeune mais déjà épanouie. Puis ce sera des tournées dans le monde arabe où elle engrange des recettes pour le FLN combattant et fit beaucoup pour la notoriété de la cause algérienne.
Cet activisme artistique, expression d’un engagement militant, lui vaudra de quitter Paris pour Rabat et ensuite pour Beyrouth où elle enregistra ses premiers titres d’artiste accomplie, notamment sur des airs du compositeur tunisien Sadeq Thuraya, qui a favorisé son autonomie artistique et lancé sa jeune carrière.
Au lendemain même de l’Indépendance, retour au pays où elle rencontre la passion amoureuse pour le premier homme de sa vie, Nehru, un grand «Malgache», bras-droit de Abdelhafid Boussouf, patron du MALG, l’ancêtre des services secrets algériens. Elle quitte donc la scène artistique pour le bonheur d’une future maman. Dix ans d’absence artistique. En 1972, le président Houari Boumediene et un certain Abdelaziz Bouteflika lui demandent de revenir à la chanson, à l’occasion de la célébration des noces d’étain de l’Indépendance.
Et alors qu’elle était tenue par un pacte avec Nehru, qui avait exigé d’elle de ne plus chanter en public, elle accède quand même à la demande pressante du chef de l’Algérie socialiste et retrouve le bonheur de la scène. Et ce fut grandiose. Cette année, à la salle Atlas d’Alger, devant Boumediene, elle chante une magnifique ode d’amour patriotique de l’Algérien Salah Kherfi, intitulé « Ad’oûka ya Amali Wa ahtifou mine baïd… », je t’implore ô mon espoir, et de loin je crie que je suis restée fidèle.
A cette occasion, l’amour du pays rencontre celui d’un autre homme, le célèbre compositeur égyptien Baligh Hamdi, qui a mis en musique le poème de Salah Kherfi. Retour donc à la case de départ artistique et nouvel élan dans sa vie sentimentale avec un homme qui lui composera de belles chansons d’amour dans un répertoire exceptionnel de plus de 300 titres.
Elle quitte alors Alger pour Le Caire où sa voix d’or croisera aussi d’autres compositeurs au talent encore plus affirmé que celui de Baligh Hamdi : Riad Essoumbati, Sayed Mekkaoui et surtout l’immense Mohamed Abdelwahab, pharaon de la chanson arabe et maestro des compositeurs orientaux. Le monde arabe, charmé par cette voix venue d’Algérie, via la France, tenait avec Warda, celle qui pouvait devenir la nouvelle Oum Kalsoum, à défaut de la supplanter sur scène et dans les cœurs. Mais la rose algérienne de la chanson arabe fut surtout la chanteuse de l’amour patriotique algérien, comme Oum Kalsoum le fut pour l’Egypte.
Si elle a chanté aussi « Aïd el Karama », devant le président Chadli Bendjedid, elle résuma son amour pour l’Algérie, mieux que tout un répertoire, en trois chansons seulement. Ce triptyque amoureux, c’est « Ya émrawwah léblad », « Ad’oûka ya amali » et « Mazalna waqfine ».
L’amour de Warda pour l’Algérie, était presque à fleur de peau. Son patriotisme, c’est aussi ce rapport pudique à l’argent qui faisait que la diva n’ait jamais exigé de cachet à l’Algérie et réglait elle-même les frais de ses musiciens et autres compositeurs. Warda, c’était l’élégance, le raffinement, le bon goût des choses, le goût des Autres, l’œcuménisme culturel, la polyvalence linguistique, l’intelligence et la finesse d’esprit. Elle qui savait aussi surmonter les barrières linguistiques et artistiques, avec une grâce qui lui a permis de chanter Jacques Prévert. Par exemple, avec « Les Feuilles mortes », interprétée en français et en duo avec le grand Yves Montand. Ou encore d’autres duos avec Georges Moustaki et Michel Fugain.
Pour résumer sa vie, à la suite de Paul Eluard, Warda pouvait dire «j’ai vécu comme une ombre, et pourtant j’ai su chanter le soleil». Sa vie, malgré les douleurs personnelles, celles du cœur et du corps perclus de maux divers au crépuscule de sa vie, fut belle, très belle.
Au service du bonheur des Autres. Comme dans la chanson « Ya Gharib » où elle «chante pour la cordialité, la tolérance, les déprivés et les accablés, les perdus de la vie, les perplexes, pour faire patienter leurs cœurs». Avec sa voix, dans laquelle il y avait l’odeur du cèdre du Liban de sa mère et le parfum de thym et d’armoise du Souk-Ahras natal de son père, Warda a su chanter le soleil et enchanter des millions de cœurs dans le monde arabe.
N. K.