Enrico Mattei et la Révolution algérienne : le visionnaire et l’ami de l’Algérie
Fondateur et premier Président de l’entreprise italienne des hydrocarbures, (Ente Nazionale Idrocarburi (ENI)), en 1953, Enrico Mattei, mort dans un accident d’avion suspect, le 27 octobre 1962, soit trois mois après l’indépendance de l’Algérie, était un grand ami de la Révolution algérienne contre le colonialisme français, depuis son déclanchement en 1954, jusqu’à son aboutissement triomphal, sept années et demi plus tard. Comme beaucoup d’européens qui avaient soutenu la longue et difficile lutte du peuple algérien pour l’indépendance de son pays, Enrico Mattei, cet ancien résistant au fascisme et nazisme, politicien de gauche et dirigeant d’entreprise italien, né le 29 avril 1906 à Acqualagna, une petite commune de la région des Marches, en Italie centrale, issu d’une famille modeste, consacre sa vie au soutien des causes justes, et si son nom est célèbre, sa vision et son apport à l’Algérie en guerre, sont méconnus de la grande majorité des Algériens de la génération postindépendance.
Les autorités algériennes en reconnaissance au combat de cet homme pour l’indépendance nationale ont baptisé de son nom, le gazoduc reliant l’Algérie à l’Italie, créé en 1977, le fameux Transmed Enrico Mattei. En 2010, un colloque organisé par ENI et l’Algérie a été consacré au parcours de cet homme illustre, qui avait permis à des acteurs de la Révolution qui l’avaient connu mais aussi à de proches collaborateurs, de témoigner sur ce parcours hors du commun. Lors de ce colloque, Giampaolo Cantini – alors ambassadeur d’Italie à Alger, affirmait que Mattei représente pour les Algériens, « un point de repère, une des figures désormais mythiques qui appartiennent à l’histoire de la construction de l’Algérie indépendante », relevant pourtant que « si le nom est célèbre, sa personnalité, sa vision, le contenu de ses relations avec les dirigeants de la révolution algérienne, sont en grande partie méconnus ». Ce diplomate rappelait qu’en Italie, la compréhension et la sympathie pour la cause algérienne durant la Révolution n’étaient « nullement idéologique et dépassaient les clivages politiques ». Il ajoutait qu’en faveur d’une Algérie indépendante, « s’exprimaient les partis et le syndicat de gauche, mais aussi une bonne partie du monde catholique démocrate, auquel appartenait Mattei lui-même ». Parmi les exemples les plus extraordinaires de ce mouvement de solidarité et de sympathie en Italie, il rappelait en particulier, « le rôle du maire de Florence, Giorgio La Pira, un intellectuel catholique qui organisait dans sa ville les Colloques sur la Paix, à l’occasion desquels, en 1958, 1960 et 1961, il souleva entre autres la question algérienne ». Il citait aussi, des intellectuels qui étaient très actifs à l’époque, dont Giovanni Pirelli, grand ami et traducteur de Frantz Fanon ; Giangiacomo Feltrinelli, qui publiait des traductions d’ouvrages de dénonciation de la situation en Algérie ; et bien d’autres. Evoquant les motivations profondes de cette attitude de plusieurs forces politiques, syndicales et intellectuelles, il met en avant deux éléments : « la mémoire, d’ailleurs très récente à l’époque, de la résistance, en tant que guerre de libération, en Italie de 1943 à 1945, et l’héritage du Risorgimento, en tant que mouvement pour l’unification et l’indépendance nationale ». En effet, dit-il, « l’Italie a souffert lourdement dans l’effort de reconquérir, après plus d’un millénaire, son unité et son indépendance nationales ». et de souligner que Mattei était lui-même « le symbole et la synthèse de tous ces éléments: démocrate de conviction politique, il avait été un dirigeant important de la Résistance au nazi fasciste, et comme chaque italien de sa génération, avait reçu une formation imprégnée des valeurs du Risorgimento et de l’identité et de l’unité nationales ». D’où sa stratégie à la direction de l’ENI de développer une relation « plus étroite et équilibrée » notamment avec les pays de l’Afrique méditerranéenne, en raison des liens historiques mais aussi de « la complémentarité des économies ». Selon l’ancien ambassadeur, sur la base de cette vision, l’Italie a développé sa relation notamment avec l’Algérie indépendante et contribué à la construction de ses infrastructures et à des volets importants de l’enseignement supérieur et de la formation. Mattei avait l’intuition que l’Italie n’avait pas d’ambitions globales ni régionales mais qu’elle pouvait, en raison de sa proximité géographique, de son histoire ainsi que du niveau de technologie intermédiaire qu’elle avait développé, apporter une contribution importante au développement des pays de nouvelle indépendance, notamment dans l’Afrique méditerranéenne, estimait-il. « Mattei avait conçu et mis en œuvre un concept nouveau, tout à fait politique, de répartition équitable de la production entre pays producteurs et compagnies pétrolières. Son objectif était d’assurer l’autonomie énergétique de l’Italie, en fonction du soutien à sa croissance industrielle impressionnante au cours des années 50 et au début des années 60. Mais il était bien conscient que la relation avec les pays producteurs devait être axée sur des bases nouvelles, grâce auxquelles les producteurs auraient retenu la plupart de la production pour leurs propres besoins, et bénéficié du transfert de savoir-faire. Un principe tout à fait actuel ». Pour lui, cette vision, Mattei l’a mise en œuvre notamment dans ses rapports avec l’Algérie. Il déclarait à l’époque publiquement qu’il n’aurait jamais accepté des concessions pour ENI dans le Sahara algérien tant que le pays ne gagnait pas son indépendance. Bien au contraire, il a donné des avis et des renseignements importants, comme le colloque va mettre en exergue aux autorités du GPRA, avec un impact significatif sur le déroulement du volet énergétique des négociations d’Evian ». Le diplomate soulignait avec amertume que « paradoxalement et malheureusement, Enrico Mattei a eu la satisfaction d’assister à l’indépendance de l’Algérie, mais il n’a pas pu connaître l’Algérie indépendante, même si une visite de travail et des projets de collaboration étaient en préparation au moment de sa mort. Et de se demander quelles auraient été ses relations avec ce pays, sinon que son imagination, son énergie et sa détermination auraient donné lieu à « plusieurs projets et initiatives communes », en citant comme « reconnaissance posthume » pour son rôle et pour ses efforts, le gazoduc qui relie l’Algérie et l’Italie à travers la Tunisie.
Enrico Mattei vu par des acteurs de la Révolution
Le soutien d’un juste
Les acteurs de la Révolution algérienne qui ont connu et côtoyé le premier patron d’ENI, Enrico Mattei, relèvent que l’homme manifestait de l’hostilité envers les groupes et autres pays qui exploitaient à leur seul profit, les ressources nationales d’un pays, notamment les pays d’Afrique, riches en matières premières. Mattei abhorrait les mégapoles occidentales de l’industrie pétrolière qui couraient et courent encore aujourd’hui, derrière le super profit au détriment des peuples, exploitant sans vergogne, avec la complicité des dirigeants locaux, leurs richesses nationales et les maintenant dans la pauvreté et le sous-développement. Au contraire de ces multinationales privées, l’ENI qu’il créa est une entreprise publique italienne qui partage équitablement (50%), la richesse avec le pays pétrolier ou gazier, où il opère, et parfois même, ne prend qu’une partie inférieure (30%) à celle concédée à ce pays. Selon Ali Haroune, ancien responsable de la Fédération de France du FLN/ALN, Enrico Mattei a été un « allié remarquable » de la Révolution algérienne, « surtout par la confiance qu’il manifesta dans la future Algérie indépendante en prenant à cette époque option pour l’exploitation du pétrole algérien dans des conditions infiniment plus justes pour les producteurs, que celles des grandes compagnies pétrolières mondiales, qui s’attribuaient la part du lion dans ce domaine ». De son côté, Daho Ould Kablia, ancien Collaborateur de Abdelhafid Boussouf et président de l’Association des Anciens du MALG, Enrico Mattei, bien avant la création de l’entreprise publique des hydrocarbures (ENI) dont il a été l’initiateur et le premier responsable, avait été « « un acteur incontournable de la scène politique italienne au lendemain de la seconde guerre mondiale. Il était ambitieux pour son pays qu’il voulait voir s’élever au rang des grandes nations européennes. Membre de la Démocratie Chrétienne, il était connu pour sa sensibilité tiers-mondiste, farouchement opposée à l’hégémonie des grandes multinationales anglo-américaines qui monopolisaient à leur profit exclusif, l’exploitation des riches gisements d’hydrocarbures à travers le monde notamment dans les pays du Proche et du Moyen Orient ». Pour lui, Mattei était persuadé que les activités d’exploration et d’exploitation qu’il avait initiées, avec succès en Italie, ne pouvaient qu’être contrariées pour toute tentative de sortir du cadre strict de son pays ». Evoquant sa relation avec la Révolution, il faisait savoir que c’est grâce à des amitiés
locales, qu’il fit la connaissance, dans les années 1958, du représentant du Front de Libération Nationale à Rome, Tayeb Boulahrouf. « Cette relation lui permit de rencontrer par la suite de nombreux dirigeants de la Révolution, tant à Rome et à Milan qu’à Genève ou au Caire, tels que Benyoucef Benkhedda, Ahmed Boumendjel, M’hamed Yazid, Mohamed Benyahia et Abdelhafid Boussouf. C’est ce dernier, Abdelhafid Boussouf qui comprit le mieux les aspirations d’Enrico Mattei à entrer dans la cour des grands limitée aux seuls membres du Cartel, avec une vision différente sur les avantages financiers à consentir aux pays concédants ». Ould Kablia nous apprend qu’Abdelhafid Boussouf « l’encouragea dans ce sens et plaida sa cause auprès du Roi Idriss Senoussi de Libye qui lui accorda, malgré les pressions exercées sur lui, une concession de recherche et d’exploitation d’hydrocarbures dans son pays ». Et de souligner que « c’est à l’occasion de ce contrat que Mattei, au nom de l’ENI, déclina son offre de répartition des revenus sur la base inédite d’un partage des bénéfices à parts égales 50/50 avec le pays concédant ». Selon lui, Mattei, « fort de ce succès dû à l’appui apporté, mobilisa la classe politique italienne en faveur de la cause algérienne, si bien que l’Italie devint le pays européen où le FLN avait le plus de facilités et de soutien pour déployer son action politique et diplomatique ». Il ajoute : « Lorsqu’apparurent, dans le courant des années 60, des perspectives de négociations entre les parties en conflit, le GPRA se mit en devoir de préparer de solides dossiers sur les aspects politiques, juridiques, économiques et financiers susceptibles d’être défendus. Parmi ceux-ci, le dossier des hydrocarbures, que la partie française s’interdisait totalement d’examiner, sous quelque forme que ce soit, considérant le Sahara territoire français non concerné par l’offre d’autodétermination proclamée par le Général De Gaulle lors de sa conférence du 16 Septembre 1959 ». Du reste, ce dossier avait retardé la conclusion des accords d’Evian, la France refusant de céder sur la question du Sahara, et utilisa maints subterfuges et pressions secrètes pour parvenir à ses fins, mais c’était compter sans la détermination des dirigeants algériens à ne céder aucune parcelle de l’Algérie. Le général De Gaulle modifiera « de manière radicale » sa position sur la souveraineté française sur le Sahara au mois de Septembre 1961, rappelle Ould Kablia, et le dossier des hydrocarbures fut donc repris par le GPRA pour un examen plus complet dans les négociations avec la partie française. « Le soutien d’Enrico Mattei fut déterminant à cette phase. Il mit en relation son plus proche collaborateur Mario Pirani, qui s’installa à Tunis, pour la circonstance, en Janvier 1962 sous une couverture de journaliste, avec Abdelhafid Boussouf, Krim Belkacem, Mohamed-Essedik Benyahia pour la gestion des questions politiques liées aux relations euro-méditerranéennes et les questions techniques avec les membres du MALG chargés du dossier des hydrocarbures, Mohamed Khelladi, Redha Rahal, Kasdi Merbah, Mahmoud Hamra Krouha », révèle-t-il.
« L’expérience pratique d’Enrico Mattei et ses conseils avisés inspirèrent grandement le groupe de travail algérien dans la définition des grands axes d’une stratégie de négociation, à même d’apporter à l’Algérie les solutions les plus avantageuses pour l’exploitation des richesses pétrolières du sous-sol saharien. Dans le même temps, le GPRA avait obtenu, auprès d’une personnalité haut placée pendant la Guerre de Libération Nationale dans la hiérarchie du pouvoir administratif d’Alger, par l’entremise des services de renseignements du MALG, une documentation complète comprenant le corpus détaillé des textes législatifs et réglementaires régissant le domaine ainsi que des copies de contrats, actes de concessions, tableaux d’indices de prix et fiches signalétiques de l’ensemble des sociétés opérant au Sahara avec le montant de leur capital, sa répartition et la part de l’Etat français dans cette répartition », ajoute-t-il. Ce qui a permis aux négociateurs du GPRA d’imposer leurs vues sur ce dossier qui se résumait en six points, selon Ould Kablia, à savoir : • Souveraineté totale de l’Etat algérien sur toutes les richesses minières du sol et du sous-sol, • Subrogation de l’Etat algérien à l’Etat français dans tous les actifs détenus par celui-ci dans les sociétés exploitantes. Puis à compter du cessez le feu, • Aucune concession nouvelle de recherche, d’exploration ou d’exploitation ne peut être accordée, • Aucune modification du capital concernant les parts d’actifs de l’Etat français ne peut être opérée, • Aucune modification au prix de référence du pétrole brut ou du gaz « sortie puits » ainsi que les tarifs de transport ne peut être apportée, • Enfin aucune modification ne peut être apportée au taux de la fiscalité. Et de souligner que « cet échec réveillera le démon de la vengeance froide qui se traduira malheureusement par l’élimination par les services spéciaux français, à quelques temps d’intervalle des deux personnes qu’elle considérait, à tort ou à raison, à l’origine de leur déconvenue à savoir Salah Bouakouir supposé la « source» et Enrico Mattei le «conseiller» sensé devenir le concurrent le plus dangereux pour les intérêts français en Algérie au lendemain de son indépendance ».
Enrico Mattei avec les dirigeants de la Révolution algérienne
La diplomatie parallèle au service d’une juste cause
Enrico Mattei en tant que premier patron d’ENI avait établi de solides liens avec les dirigeants de la Révolution algérienne, dès 1958, année de la création du GPRA, le gouvernement algérien en exil, persuadé et convaincu, que l’Algérie finira par triompher du colonialisme français qui pillait ses richesses nationales, dont les hydrocarbures, un domaine dans lequel il s’était pleinement, investi pour mettre en pratique, à travers « une diplomatie parallèle » ses principes de justice et de défense des libertés et d’émancipation des peuples opprimés.
Sur ses premiers contacts directs avec les dirigeants de la Révolution, c’est Ali Chérif Déroua, ancien officier du MALG, qui apporte un témoignage édifiant. C’était le 17 décembre 1958. « De retour de Pékin, une délégation algérienne conduite par Benyoucef Benkhedda, ministre des Affaires Sociales du GPRA et composée de Mahmoud Chérif, ministre de l’Armement et du ravitaillement général et Saad Dahleb, Directeur de l’Information, se trouve bloquée à l’aéroport russe de Omsk où elle passe trois nuits à cause des conditions météorologiques. Dans le même avion se trouvait une délégation italienne qui revenait elle aussi de Chine. Ironie de l’histoire, c’est en pleine Sibérie, à Omsk capitale de la pétrochimie de l’Union soviétique que la première rencontre entre Algériens et Italiens s’était déroulée », se souvient Déroua. Saad Dahleb fut le premier à prendre contact avec Mattei et ses compagnons, dit-il, ajoutant que « durant les deux derniers jours de leur présence forcée à Omsk, Dahleb et Mattei ne se quittaient plus ».
De retour au Caire, alors siège du GPRA, avant d’être déplacé plus tard, à Tunis, il fut décidé de désigner Abdelhafid Boussouf, ministre des Liaisons générales et des communications, comme interlocuteur d’Enrico Mattei. Quelques mois plus tard Mattei était venu en visite en Egypte pour rencontrer le président Nasser et en même temps visiter un chantier pétrolifère au Sinaï attribué à cette société et la raffinerie de Suez où l’ENI avait des intérêts. Durant son séjour au Caire, il téléphona le 4 mars 1959, à son ami Dahleb pour lui faire part de sa présence en Egypte. Le 5 mars 1959 nous fûmes reçus, Saad Dahleb et moi-même, par Enrico Mattei accompagné de (ses collaborateurs) Cesare Gavotti et Egidio Egidi, avant d’organiser une rencontre entre les deux délégations le 8 mars en présence de Abdelhafid Boussouf, se souvient-il.
Les manœuvres des « Sept sœurs »
« Au cours de cette réunion, Enrico Mattei a proposé ses services à la Révolution algérienne et nous a dressé un tableau de l’évolution » de l’ENI et ses difficultés avec les «Sept Sœurs» désignant les compagnies qui monopolisaient le commerce du pétrole : Anglo Persian Oil Company, Gulf Oil, Royal Dutch Shell, Standard Oil of California, Standard Oil of New Jersey, Standard Oil of New York et Texaco ainsi que des pressions des gouvernements des Etats-Unis et de Grande Bretagne », précise-t-il. Les « Sept Sœurs », terme qu’utilisait Mattei pour désigner ce cartel pétrolier, et ces deux gouvernements « n’appréciaient nullement l’ENI et surtout Mattei, de s’introduire avec de nouvelles règles dans un marché qui était une chasse gardée anglo-saxonne », explique Déroua. Désormais, les liens avec la Révolution vont se raffermir davantage. C’est ainsi, que le GPRA fut invité en octobre 1958, au premier « colloque méditerranéen sur la paix », à Florence, convoqué à l’initiative de Giorgio La Pira, député-maire de Florence, avec l’appui de l’aile gauche de la Démocratie chrétienne au pouvoir en Italie, avec Giovanni Gronchi, président de la République, Amintore Fanfani, chef du gouvernement et Ministre des Affaires Etrangères. Ce colloque financé par des journaux tels que Il Popolo, l’Avanti et l’Unità, mais aussi par ENI, inquiéta Paris du fait de la présence de dirigeants de la Révolution et du coup, éclaircissait quelque peu les ambiguïtés de Rome vis-à-vis de la question algérienne. Désormais, Mattei soupçonné d’appui à la Révolution algérienne, sera étroitement surveillé par les services français. « Ce colloque vit la participation du gouvernement algérien avec un discours remarquable de Maître Ahmed Boumendjel, Conseiller auprès du président Ferhat Abbas et ce malgré les interventions et les protestations de l’Ambassade de France à Rome, à la tête de laquelle se trouvait un certain Gaston Palewski, compagnon de la libération du général de Gaulle dont il a été Directeur de cabinet de 1942 à 1946 », se rappelle Déroua. « Au cours de cette rencontre, Dahleb et Boussouf ont insisté sur la nécessité d’une rencontre entre Tayeb Boulahrouf et Mattei qui sera dorénavant le contact permanent entre les deux parties. Une nouvelle rencontre à laquelle j’ai assisté, entre Mattei accompagné de Egidio Egidi et Boussouf se tint le 17 février 1960 au Caire, durant laquelle les deux responsables ont discuté d’une éventuelle collaboration après l’indépendance et tout particulièrement de la création d’une Agence Internationale de Presse pour contrecarrer le monopole des Agences Reuters, Associeted Press et l’Agence France Presse, Mattei finançant le projet et Boussouf mettant à sa disposition les opérateurs radio ». Les deux parties ont également discuté de la possibilité de s’entraider par l’échange d’informations sur l’exploitation des gisements de pétrole en Algérie, dit-il, soulignant « le rôle éminemment positif de Mattei dans son engagement, son apport matériel, diplomatique et politique à la Révolution algérienne ». Autre témoignage, celui de Mohamed Khelladi, ancien du MALG, qui avait rencontré le patron d’ENI en décembre 1958 au Caire grâce à un journaliste du New York Times, en marge d’une conférence extraordinaire et historique de pétroliers (dirigeants de filiales et de services liés à l’Iraq Petrolium Company, à l’AngloIranian Oil Company et Compagnie Francaise des Pétroles, observateurs et experts venus de Houston, Caracas et Téhéran …), dit-il. « Il s’agissait d’une toute première du genre à ma connaissance, Enrico Mattei recherchait un contact officiel avec le GPRA, récemment constitué et ma rencontre avec lui fut suivie d’une réunion formelle à Tunis, moins d’un mois plus tard, avec le Ministre Boussouf ». Selon lui, ce fut le début d’une coopération « mutuellement fructueuse » avec le MALG. « Cette coopération avec l’ENI est un chapitre précieux et largement méconnu de la mémoire historique de la guerre de libération nationale », estime-il, ajoutant que « Enrico Mattei m’avait expliqué, dès le premier contact, qu’il avait choisi de traiter avec la Direction de la Révolution parce qu’il croyait en l’Algérie indépendante, en plus il savait de la richesse gigantesque en hydrocarbures de l’Algérie, comme de la Libye et voulait traiter de l’avenir de ce potentiel maintenant qu’il y avait le GPRA et que l’Italie avait besoin de s’assurer une source fiable d’approvisionnement énergétique à long terme ». D’après Khelladi, Mattei « tenait cette connaissance du potentiel énergétique à partir des recherches, études et analyses de source américaine, les Etats Unis avaient, pendant la deuxième guerre mondiale, effectué en Afrique du Nord de nombreuses explorations et prospections géophysiques et géologiques concluantes ». Khelladi révèle que les compagnies pétrolières anglo-saxonnes et la compagnie française des pétroles (qui devient en 1985 Total) opérant en Irak et en Iran fermaient toutes leurs portes à Enrico Mattei parce que l’ENI était une entreprise de puissance publique…de l’Etat italien ». Cela, ajoute-t-il, amena le patron d’ENI à opter pour « un nouvel ordre pétrolier et prôner « des accords d’Etat à Etat dans lesquels la plus large part des revenus de l’exploitation pétrolière reviendrait aux états producteurs ». C’’est du reste, la politique menée par ENI, de nos jours. « La Direction de la Révolution était au courant évidemment des premières découvertes pétrolières de la France dans le sud algérien ainsi que de ses expérimentations atomiques et chimiques menées dans cette même région. De Gaulle, qui venait d’effectuer sa « tournée des popotes » de son armée en Algérie, avait décidé la guerre à outrance pour la solution militaire du conflit et la « territorialisation autonome du Sahara» pour ses richesses au travers de l’OCRS (Organisation Commune des Régions Sahariennes). Tout en y créant un monopole et une entreprise publique pétrolière française, il avait fait quelques offres de participation en direction des entreprises américaines pour s’assurer l’appui de Washington à ses projets sahariens », rappelle Khelladi. Et d’ajouter que la rencontre de Tunis entre Mattei et Boussouf avait permis de mettre à disposition du GPRA, « l’exceptionnelle documentation générale » puis d’accéder aux études des experts réunis au sein de l’ENI. Selon lui, Boussouf avait promis à Mattei, répondant à une sollicitation de ce dernier, « une intervention gracieuse auprès du Roi de Libye, autre pays de l’Afrique du Nord doté d’’un potentiel énergétique considérable ». Plus tard, et « outrepassant certaines impositions des alliés (datant de la capitulation de l’Italie), le Roi Idriss devait ouvrir les portes de son pays à l’ENI », explique-il, ajoutant que « c’était là, la brèche dans un blocus de fait et le premier accès direct de l’ENI aux gisements libyens ». Poursuivant son témoigne, Khelladi fait savoir que « Enrico Mattei m’a organisé personnellement deux visites à ses bureaux de Milan pour compulser la documentation et les études sur les estimations du potentiel énergétique de l’Algérie et les questions géostratégiques que cela représentait pour la France et pour les Accords de Rome ». Il ajoute que « les analyses relatives à l’Algérie recueillies au sein de l’ENI furent bien précieuses pour documenter certaines prises de décisions du GPRA. L’OCRS, reprise en main par Guillaumat succédant à Max Lejeune, allait conduire De Gaulle à vainement essayer d’imposer au GPRA, lors d’une première phase de négociations, une Algérie indépendante amputée du Sahara… Au-delà du Livre Blanc préparé pour le GPRA par le MALG pour dénoncer au monde les menées de la France contre le devenir de l’Algérie, le dossier pétrolier formé par le MALG (à côté de ses autres dossiers militaire, politique et économique préparés) devait contribuer à imposer, lors de la seconde phase des négociations d’Evian, le principe de l’intégrité et de l’unité territoriale de l’Algérie ». Ces vérités historiques sont aujourd’hui, connues en Algérie. De son côté, Reda Malek, Ancien Chef du gouvernement, Porte-parole de la délégation algérienne aux négociations d’Evian, rendait hommage de son vivant à la politique d’Enrico Mattei vis-à-vis des pays producteurs, qui « ambitionnait de rendre justice à ces derniers en fixant les redevances -royalties- à un niveau plus équitable, jusqu’à 75 % des bénéfices au lieu du fifty-fifty en usage chez le Cartel à qui le Code pétrolier français emboîtait le pas en s’en tenant au fifty-fifty ». Rhéda Malek soutenait que « l ’attitude de Mattei qui, dès la fondation de l’ENI commença à appliquer avec succès ses méthodes en Arabie Saoudite, en Iran en mars 1957, et plus proche de nous au Maroc, contrat de recherche dans le sud de ce pays, suscite chez les producteurs, généralement du tiers monde de grandes espérances en desserrant l’étau du Cartel ». A ce sujet, il rappelait que « les redevances qui étaient de 10% vers 1930 passèrent progressivement à 30% puis a 50% en 1945. Mais ce qui est remarquable pour nous autres Algériens, c’est la vision claire et audacieuse de Mattei face à la guerre d’Algérie, dont l’impact conforta l’opinion anticolonialiste italienne et pesa certainement sur le gouvernement de Rome ».
Ad.M