Réflexion sur la Cour constitutionnelle de référence
Par Kamel FENICHE, président du Conseil constitutionnel
Une Cour constitutionnelle de référence
Le Conseil constitutionnel est en passe de devenir une Cour constitutionnelle à juste titre et pour des raisons qui tiennent à la composition, au fonctionnement et aux décisions.
Il existe une différence fondamentale entre le Conseil constitutionnel et la Cour constitutionnelle, en l’occurrence leur nature distincte.
La limitation de la saisine du Conseil constitutionnel, réservée aux quatre autorités – et depuis 2016, le Conseil constitutionnel peut être saisi également par cinquante (50) députés ou trente (30) membres du Conseil de la Nation, article 187 de la Constitution du 6 mars 2016, – a fait qu’il soit considérablement moins efficace en matière de résolution de contentieux entre les trois pouvoirs, législatif, exécutif et judiciaire et de répondre aux problématiques auquel un pays peut être exposé.
La Cour constitutionnelle est par définition « le garant » de la Constitution, la meilleure source de sa légitimité.
I- La légitimité de la Cour constitutionnelle
Cette légitimité dépend en large partie de l’histoire politique, de la trajectoire et de la culture de chaque pays.
La naissance d’une justice constitutionnelle, telle qu’on l’entend aujourd’hui dans les démocraties modernes, est récente en Afrique, ce n’est qu’au début des années quatre-vingt-dix que les juridictions africaines ont commencés à manifester un certain intérêt à la justice constitutionnelle, qui est pourtant une vieille idée aux États-Unis d’Amérique.
L’enjeu était de déterminer un principe explicatif de la nouveauté et de l’opportunité de créer une juridiction constitutionnelle chargée de contrôler le respect, par le représentant du peuple, de l’exercice du pouvoir législatif, il s’agit aussi de fixer les modalités d’organisation de cette justice constitutionnelle.
Pour une juridiction à la croisée de la politique et du droit, il est important de garantir sa légitimité, c’est-à-dire de lui fixer une finalité au sens d’un ensemble de valeurs.
Quels seront les critères de choix des éléments constitutifs de cette légitimité ? S’agit-il du mode de nomination des juges, de l’étendue et de la nature de leurs compétences, des pouvoirs qui leur sont reconnus ou de la portée de leurs décisions ?
Il reste à déterminer le statut du juge chargé de contrôler le pouvoir législatif. Et est-ce qu’un juge ordinaire pourrait bénéficier de la lourde responsabilité de déclarer contraire à la Constitution une loi votée par le législateur, ou s’il fallait, en raison de la spécificité des contentieux et de sa portée politique, conférer cette compétence à une juridiction spécialisée.
À mon avis, la création d’une Cour constitutionnelle, composée en majorité de magistrats, est à même de garantir la suprématie de la Constitution, et sans ce contrôle effectif de la constitutionnalité des lois, la Constitution ne serait plus en effet cette norme supérieure.
II-La fonction consultative de la Cour constitutionnelle
Plusieurs Constitutions africaines reconnaissent une fonction consultative au juge constitutionnel.
La Constitution algérienne du 6 mars 2016, en son article 210, devenu article 232 du projet de révision de la Constitution, reconnaît au Conseil constitutionnel le droit de donner son avis motivé, sur saisine du président de la République, sur les projets de révision constitutionnelle.
Dans ce cas, la fonction du juge constitutionnel consiste à vérifier que le projet de révision constitutionnelle ne porte aucunement atteinte aux principes généraux régissant la société algérienne, aux droits et libertés de l’Homme et au citoyen, et n’affecte d’aucune manière les équilibres fondamentaux des pouvoirs et des institutions. Le président de la République promulgue la loi portant révision de la Constitution si le projet obtient les trois quarts des voix des membres des deux Chambres.
Cette fonction consultative prévue par la Constitution ne viole en rien le principe de la séparation des pouvoirs. Le juge constitutionnel agit comme un conseiller sans pouvoir s’attribuer aucune décision.
La Cour constitutionnelle peut être saisie par le président de la République, le président du Conseil de la nation, le président de l’Assemblée populaire nationale ou le chef du gouvernement conformément à l’article 199 du projet de révision de la Constitution, des différends qui peuvent surgir entre les pouvoirs constitutionnels. Ces instances peuvent également saisir la Cour constitutionnelle en vue de l’interprétation d’une ou de plusieurs dispositions constitutionnelles, et émettre à ce propos un avis.
III- La Cour constitutionnelle, organe régulateur
La Cour constitutionnelle est l’organe régulateur du fonctionnement des institutions et de l’activité des pouvoirs publics (article 193 du projet de révision de la Constitution).
La régulation du fonctionnement des institutions est une opération par laquelle le juge constitutionnel prévient les tentations du pouvoir législatif de modifier l’équilibre constitutionnel entre lui et le pouvoir exécutif par le biais des lois organiques.
La Cour constitutionnelle permet d’empêcher le Parlement de se servir de son propre règlement pour modifier cet équilibre ; c’est pourquoi, ledit règlement est aussi soumis au contrôle obligatoire de constitutionnalité par la Cour constitutionnelle (article 198 du projet de révision de la Constitution).
La Cour constitutionnelle se prononce également sur la conformité à la Constitution du règlement intérieur de chacune des deux Chambres du Parlement.
La création de l’exception d’inconstitutionnalité par l’article 188 de la Constitution du 26 Joumada El Oula 1437 correspondant au 6 mars 2016, devenu article 202, dans le projet de révision, s’est accompagnée d’un certain nombre de garanties procédurales par la loi organique n° 18-16 du 22 Dhou El Hidja 1439 correspondant au 2 septembre 2018 fixant les conditions et modalités de mise en œuvre de l’exception d’inconstitutionnalité, d’un renforcement de la Cour constitutionnelle.
IV- La Cour constitutionnelle arbitre en cas de conflit entre les pouvoirs publics
L’article 193 point deux du projet de révision de la Constitution fait de la Cour constitutionnelle, l’organe régulateur du fonctionnement des institutions et de l’activité des organes des pouvoirs publics.
À ce titre, la Constitution place le juge constitutionnel dans une position d’arbitre en cas de conflits entre les pouvoirs de l’État. C’est cette fonction d’arbitrage, qui a, dans certains cas, motivé les constituants à prévoir la création des cours constitutionnelles. A l’instar des juridictions africaines qui se sont dotées de compétences pour résoudre des conflits entre organes de l’État, ce qui est de nature à leur conférer des pouvoirs considérables leur permettant de jouer le rôle pacificateur de la vie politique.
Le juge constitutionnel intervient en cas de paralysie ou de blocage des pouvoirs publics et s’oblige à leur donner au besoin des injonctions comme l’atteste la jurisprudence de la Cour constitutionnelle du Bénin.
Tout d’abord, cette Cour constitutionnelle a été saisie à deux reprises du blocage du processus électoral à l’Assemblée nationale, par la doyenne d’âge, Madame Rosine V. Soglo, qui a suspendu de manière répétitive la séance au cours de laquelle se déroulait l’élection des membres du Bureau de ladite institution. Dans sa décision DCC 03-077 du 07 mai 200355, la cour a jugé que Madame Rosine Soglo a violé la Constitution. Dans la veine de la première décision, la Cour a, par décision DCC 03-078 du 12 mai 2003, ordonné que « la doyenne d’âge doit convoquer l’Assemblée nationale dès la date de la présente décision et poursuivre sans discontinuité, au cours de la même séance, l’élection des autres membres du Bureau. En cas de résistance, il sera procédé immédiatement à son remplacement par le doyen d’âge suivant, et ainsi de suite jusqu’à l’aboutissement du processus électoral. Tout le processus doit se dérouler dans les quarante-huit heures de la date de la présente décision. Le bureau de l’Assemblée nationale doit être installé au plus tard le mercredi 14 mai 2003 à minuit. »
Ensuite, cette jurisprudence a eu un écho favorable lorsque huit membres du Conseil économique et social ont délibérément choisi de ne pas prendre part à l’élection du Bureau, bloquant ainsi le processus électoral, le quorum des quatre cinquièmes requis pour ladite élection ne pouvant pas être atteint avec leur absence. Par décision DCC 04-065 du 29 juillet
2004, la Cour a jugé que « la doyenne d’âge doit convoquer le Conseil Économique et Social en assemblée plénière dès la présente décision et de procéder sans discontinuité, au cours de la même séance, à l’élection des membres du Bureau de ladite institution. Les conseillers qui ne se présenteraient pas à ladite assemblée seront déclarés démissionnaires et ne pourront plus siéger dans l’institution. En tout état de cause, l’assemblée plénière peut valablement délibérer avec le quorum prévu à l’alinéa 4 de l’article 5 du règlement intérieur, soit la moitié plus un de l’effectif du CES. Le Bureau du CES devra être élu au plus tard le lundi 2 août 2004 à minuit ».
Enfin, saisie à l’effet de déclarer inconstitutionnelle la décision de l’Assemblée nationale de « reporter sine die » les débats, les discussions et le vote de trois projets de lois portant ratification de trois accords de prêt dans le cadre de la lutte contre l’érosion côtière, la Cour constitutionnelle a, par décision DCC 08-072 du 25 juillet 2008, jugé que l’Assemblée nationale, dont l’une des missions principales, est de voter les lois, s’est abstenue d’autoriser la ratification des accords de prêt devant contribuer à la lutte contre l’érosion côtière ; que ce faisant les députés de l’Assemblée nationale ont violé l’article 35 de la Constitution aux termes duquel « les citoyens chargés d’une fonction publique ou élus à une fonction politique ont le devoir de l’accomplir avec conscience, compétence, probité, dévouement et loyauté dans l’intérêt et le respect du bien commun ».
Il résulte de ces trois exemples jurisprudentiels que la Cour constitutionnelle peut être amenée à intervenir de façon tout à fait décisive dans le débat politique pour éviter la paralysie institutionnelle pouvant conduire à des troubles politiques sérieux.
Conclusion
Il y a lieu de retenir que dans l’exercice de ses compétences, le juge constitutionnel veille en permanence à ne pas se substituer aux autres pouvoirs publics, notamment le législateur.
Si le juge constitutionnel exerce d’importantes attributions en matière de contrôle de l’activité normative et de régulation des pouvoirs publics, il doit veiller à ne pas donner prise à la critique de « gouvernement des juges ». Le juge constitutionnel demeure en définitive, en tant que pouvoir constitué, subordonné au constituant dont il tire sa légitimité.
Le juge constitutionnel est donc investi d’une fonction singulière de régulation de l’équilibre du système démocratique. À ce titre, il représente ce chaînon manquant qui empêche la prépondérance d’un pouvoir sur un autre, donc un instrument unique de réalisation et de garantie de l’État de droit.