Chronique de Noureddine Khelassi : A Ait Illoul (Azeffoun) la bibliothèque oubliée de Fellag!
Depuis l’école primaire, Mohamed Fellag est un serial-liseur. Un lecteur boulimique. Pis, ou mieux encore, un bibliophage. Dans sa bibliothèque oubliée, à Aït Illoul, sur les hauteurs d’Azeffoun, dans la demeure ancestrale, une charmante chartreuse, les livres demeurés sur place, longtemps après son départ en exil, sont autant de témoins de son gargantuesque appètit livresque.
Virée dans cet univers livresque. Un monde aussi éclectique qu’oeucuménique. D’où est né peut-être son goût immodéré pour les mots. Et probablement son appétit gargantuesque pour le rire au goût de figue sèche arrosée d’huile d’olive, pardon, de zitt uzemmur, première pression kabyle à froid !
«Si vous possédez une bibliothèque et un jardin, vous avez tout ce qu’il vous faut», disait le Romain Cicéron. A Aït Illoul, écrin de verdure sur les hauteurs d’Azeffoun, Fellag jouit de l’une et de l’autre. Des essences et des bouquins dans la demeure ancestrale. Luxuriance de livres, d’arbres et de plantes dans un ermitage niché en haut du hameau, face à l’immensité méditerranéenne. Mais, comme le disait l’Allemand Georg Christoph Lichtenberg, auteur de 2200 aphorismes, l’artiste algérien a «changé sa bibliothèque comme on change sa veste ; car après tout, les bibliothèques peuvent bien devenir trop étriquées ou trop larges pour l’âme». Le fils kabyle de l’Italien Goldoni n’a pas emporté les livres d’Aït Illoul au talon de ses souliers, mais il en a eu d’autres plein les valises, au gré de ses pérégrinations artistiques dans l’exil.
Dans le bucolique cloitre parental, les étagères accueillent en revanche les vieux témoins de ses premiers émois livresques. Sublime capharnaüm où l’éclectisme littéraire trahit à vue d’œil le lecteur boulimique des années d’enfance et de prime jeunesse. Sous les combles, au premier coup d’œil, là, sur une étagère à même les escaliers, le «Satyricon» de Pétrone côtoie «Le Grain magique» de Taos Amrouche. Noces berbéro-transalpines de la satire dans la Rome décadente et des contes, poèmes et proverbes de la Kabylie. Mariage béni par la traduction française du Coran par Kasimirski.
Magique fourre-tout où l’on trouve également «Lambèse», le journal de détention du militant communiste algérien Abdelhamid Benzine, serré de près par «le Diner de gala» du fameux dramaturge marocain Tayeb Seddiki, par ailleurs découvreur des fantastiques troubadours Marocains Ness el-Ghiwane.
Dans la bibliothèque oubliée de Fellag, quand le théâtre est là, la poésie et le roman ne sont pas loin. Avec ses «Odes élémentaires», Pablo Neruda taquine «l’Intrus» de Faulkner et «le Neveu de Rameau» de Diderot. Et, au beau milieu, comme une pépite égarée, une cassette musicale de George Jouvin, «l’homme à la trompette d’or», le virtuose français polychrome. En se baladant encore, l’œil capte une petite série de science-fiction, notamment des chefs d’œuvre d’A.E. Van Vogt.
La déambulation continue avec l’alignement délicieusement arbitraire du «Meilleur des mondes» d’Aldous Huxley, de «La Montagne des écritures» de Frison-Roche, «l’Escargot entêté» de Rachid Boudjedra, «Tartarin de Tarascon» d’Alphonse Daudet et «les Luttes de classe en Egypte de 1948 à 1968» de Mahmoud Hussein. Une étagère plus bas, les titres prennent encore de la hauteur avec «les Chants de Maldoror» de Lautréamont, «Paris est une fête» d’Hemingway ou encore, consacrée à la création artistique, la «Grammaire de l’imagination» de Gianni Rodari, épaulée par un rare «Répertoire kabyle-français des chansons de Cheikh El Hasnaoui». Un peu plus loin, sous les toits, Une biographie algérienne du chahid légendaire Larbi Ben Mhidi.
On constate donc que l’éclectisme et l’œcuménisme du jeune bibliophile portent sur le théâtre, le cinéma, la littérature, l’histoire, la philosophie, le polar et même le roman de gare. On sent chez lui que si tout ce qui rentre fait ventre, tout ce qui s’imprime fait donc culture. C’est ainsi qu’Homère fréquente San Antonio, Céline et Raymond Devos : «Le Pont de Londres» et «La Mort à crédit», les sketchs du génial Belge et les «Poèmes du mythique Si Muhend U Mhend» commentés par le géant de la littérature francophone algérienne Mouloud Feraoun qui a aussi ses nobles quartiers chez Fellag.
«Le cœur des hommes est une bibliothèque où s’alignent les romans tragiques, les idylles, les livres gais et aussi quelques livres légers : une bibliothèque rangée sans ordre apparent, mais complète », soulignait l’écrivain et auteur de théâtre Henri Duvernois. C’est le cas de l’insatiable Fellag qui possède notamment une rarissime «Collection des chants de Mohamed Abdelwaheb». Le recueil de chansons de la pyramide de la musique égyptienne, avec les partitions musicales, annoté par le syrien Abdulrahmene Jabakhi, est édité à Alep du temps de sa splendeur architecturale et culturelle. Ce livre en deux tomes est une pochette surprise dans laquelle on découvre une série de photos cachées de Fellag jeune comédien au théâtre et au cinéma en Algérie. On l’y voit même grimé en une incroyable Madame Doubtfire kabyle, àssiââka él moumnine !
Ensuite, dans la foulée des émotions furtives, «Satire à vue» du concasseur et malaxeur de mots, le roi algérien du calembour, Abderrahmane Lounès, épaulé par «Le Gauchisme» de Daniel Cohn-Bendit, lui-même s’appuyant sur des réflexions de Giorgio Stheler sur «Un Théâtre pour la vie». Encore à portée de main, les «Textes politiques» de Che Guevara réunis alors par Maspero. Et entre deux piles d’autres livres, des bobines du documentaire d’Azzedine Meddour sur les essais nucléaires français de Reggane, sous le titre ironiquement romantique de «Ô combien je vous aime !».
Dans le savoureux méli-mélo éditorial de l’auteur de «Cocktail Khorotov», on repère entre «Le Théâtre et l’amour» d’Henri Jadoux magnifiant Sacha Guitry et les «Lettres à ses amis» de Mouloud Feraoun, une casquette en tweed, une chéchia en feutrine rouge coquelicot. Et, figue sèche sublimée par l’huile d’olive, une incroyable Olivetti Lettera 32, une machine à écrire portable de 1963 !
«Une bibliothèque est fondée sur un double registre : «j’ai lu et aimé-je relirai» ; «j’ai appris-j’aurai besoin», «j’ai annoté et souligné-je profiterai du travail déjà fait», disait Bernard Pivot qui a consacré sa carrière à mettre les livres en lumière. Fellag, lui, a fait tout cela après Aït Illoul.
N.K.