Alger-Paris : la raison des intérêts
Il y a eu toujours entre l’Algérie et la France autant de passion que de dépit, du dépit parfois amoureux. Il y a aussi du sang mêlé et surtout du sang versé. Et, naturellement, des intérêts convergents ou divergents. Il y a entre les deux pays l’Histoire, la Méditerranée, la langue française, l’économie, la culture et l’immigration. Par-dessus tout, le poids énorme de la mémoire coloniale.
Et comme dans un vieux couple, les relations relèvent souvent de la psychologie, parfois de la psychanalyse fine. Diatribes occasionnelles, bouderies cycliques, fâcheries intermittentes, accusations réciproques et réconciliations éphémères, au cours desquels Algériens et Français tirent un énième trait sur un passé tumultueux. On se promet alors une nouvelle lune de miel qui vire à la crise quelques mois ou quelques années plus tard. On s’évertue à regarder droit devant mais on scrute toujours le rétroviseur. Les relations franco-algériennes sont ainsi fondées, déterminées par la raison des intérêts et le psychodrame de la politique. Aussi, ne faudrait-il pas s’étonner outre mesure de voir le tout-en-rondeurs Jean-Pierre Raffarin, alors facilitateur français dans les relations algéro-françaises percevoir en son temps une «période où les relations bilatérales sont apaisées, pragmatiques et opérationnelles». Et, dans la foulée, d’entendre son alter ego Mohamed Benmeradi, l’autre facilitateur d’affaires entre Alger et Paris, évoquer pour sa part et à la même date «une certaine confiance retrouvée».
Il y a eu également des périodes de normalisation exceptionnelle durant lesquelles les chefs d’Etat respectifs sont parvenus à assainir l’atmosphère en déconnectant les intérêts économiques des passions de la mémoire coloniale et des crispations cycliques de la diplomatie. Certes, le thermomètre n’a jamais été vraiment au beau fixe, mais la température des rapports bilatéraux devenait de temps en temps plus douce, comme après le départ de l’inénarrable Bernard Kouchner, alors fantasque locataire du Quai d’Orsay. Pour rappel, celui-ci avait eu l’outrecuidante inélégance de lier l’amélioration du climat entre les deux pays à l’œuvre de la biologie qui aurait, en Algérie, amené au pouvoir une nouvelle génération de responsables, moins marqués par la guerre d’Indépendance, s’échinait-il à croire. Comme si l’avènement de tels dirigeants allait rendre moins complexe et plus décomplexée la relation bilatérale. Mauvaise lecture du passé et pari hasardeux sur l’avenir ! Mais si rien n’est aussi simple dans le binôme franco-algérien, il semble toutefois loin ce temps où un Kouchner indélicat balançait de tels propos tel un vulgaire sac de riz sur une vitrine en porcelaine !
Place donc aux facilitateurs d’affaires économiques, aux diplomates de métiers, humanistes de préférence, et à des démineurs chevronnés de dossiers politiques épineux. Ces trois catégories de profils sont précieuses pour une relation bilatérale complexe qu’il s’agit, au minimum, de « décomplexifier ». A charge pour la partie française de ne jamais perdre de vue que ses émissaires trouveront à Alger des interlocuteurs tout aussi pragmatiques, convertis au réalisme diplomatique mais qui n’ont pas oublié pour autant la fameuse page de l’Histoire qu’on tourne sans jamais la déchirer.
On a bien retenu que les rapports entre l’Algérie et la France ont été orientés ces deux dernières décennies vers la réalisation d’un « partenariat d’exception », sur la base d’intérêts mutuels bien compris, en évitant autant que possible de lester la coopération bilatérale du poids de la mémoire coloniale. Cela semble être de nouveau le cas aujourd’hui, du moins l’a-t-on compris ainsi en écoutant le chef de l’Etat algérien évoquer sur France 24 en français, avec une certaine tranquillité, les relations bilatérales et son appréciation d’Emanuel Macron en sa qualité de chef de l’Etat français. Ce qui a donné l’impression l’heure est désormais aux affaires, au pragmatisme et au réalisme politique entre les deux pays, même si on attend à Alger que des excuses pleines, pas de « demies excuses » soient formulées en bonne et due forme.
Reste donc le cours des rapports bilatéraux et leur évolution. Entre les deux pays, la règle d’or doit être désormais celle du business is usual, dans l’intérêt bien défini des deux parties ! Même si la question névralgique de la mémoire coloniale posera encore problème malgré le geste significatif que représente le rapatriement des 24 crânes des martyrs emblématiques de la révolte des Zaatcha. Elle se posera encore, avec acuité, tant que les mémoires seront concurrentielles, conflictuelles, inconciliables et irréconciliables. A titre d’exemple, prenons celui des dates-anniversaires qui n’ont pas, de part et d’autre, des significations similaires. La plus symbolique, celle du 19 mars 1962, qui n’est pas la dernière date de la colonisation. C’est le cessez-le feu officiel et la fin de la colonisation pour les Français, mais pas pour les Algériens. En réalité, le 19 mars ne marqua pas la fin de la guerre car il fut même le début d’un nouveau cycle de drames pour les deux parties. La reconnaissance officielle par le Général de Gaulle de l’Indépendance de l’Algérie, le 3 juillet 1962, ne sera pas considérée par les Algériens comme la date réelle de l’Indépendance qui sera proclamée, deux jours plus tard, pour mieux clôturer 132 ans révolus de colonisation.
Entre Algériens et Français, depuis 1954, c’est également une guerre de terminologie. Une guerre de définition juridique de la Guerre, une guerre au sujet de la qualification des crimes coloniaux, une guerre des mémoires et un contentieux, toujours en vigueur, sur les archives de la colonisation. Il y a eu, certes, de part et d’autre, une évolution sémantique sensible. Notamment avec un président François Hollande et son sens des équilibres calculés, et avec un Emanuel Macron et ses audaces mesurées. Mais nulle rupture réelle chez eux avec la politique des prédécesseurs. Il y a eu chez l’un la reconnaissance des massacres d’Algériens le 17 octobre 1961 à Paris. Et chez l’autre une reconnaissance de la colonisation comme un « crime contre l’Humanité » et l’affirmation que la France officielle « devait présenter ses excuses à l’égard de celles et ceux envers lesquels nous avions commis ces gestes ». Et s’il a par la suite déclaré ne pas « être l’otage du passé » et déposé une gerbe de fleurs au mémorial des martyrs à Alger (Maqam échahid), le président Macron s’est installé après dans une ambigüité qui lui fait mélanger Histoire, mémoire et justice. Comme lorsqu’il a rencontré dans la rue à Alger lors de sa visite d’Etat (6 décembre 2017) un jeune Algérois qui l’interpelle : « il faut que la France assume son passé colonial avec l’Algérie », à quoi le président français répond « mais vous savez, ça fait longtemps qu’elle l’a assumé » et d’enchaîner, non sans agacement et quelque brutalité « mais vous avez quel âge ? », « vingt-cinq ans » lui répond le jeune homme surpris de voir son présidentiel interlocuteur lui rétorquer « mais vous n’avez pas connu la colonisation ! Qu’est-ce que vous venez m’embrouiller avec ça ! Votre génération doit regarder vers l’avenir ! » Le président Macron pensait que les jeunes Algériens n’avaient pas de mémoire ou du moins qu’ils ne pouvaient pas être en mesure de la cultiver. Erreur ! Le Hirak montrera plus tard que la question mémorielle imprime profondément la conscience nationale et qu’elle ne sera jamais l’objet d’une opération de solde de tout compte politique de la colonisation.
Et même si on a fini par décliner à Paris une nouvelle terminologie mémorielle dont les maîtres-mots sont «paix des mémoires», «reconnaissance» et «vérité», il n’y a pas eu pour autant des excuses officielles encore moins des indemnisations pour les victimes de la barbarie coloniale. Des vérités qui ne sont cependant pas encore bonnes à dire, mais qui sont laissées aux historiens des deux pays pour les trouver. A condition que toutes les archives leurs soient ouvertes surtout en France, sans restriction et sans délais rédhibitoires de prescription. On sait, à ce sujet, que les archives revendiquées par les deux Etats sont depuis toujours matière à opposition entre deux souverainetés implacables. Elles sont toujours un sujet de contentieux. Finalement, Emanuel Macron le Picard fait des promesses de Normand. C’est chez lui des mots qui sonnent juste, des petits pas, mais rarement des actes concrets. Le rapatriement des 24 prestigieux crânes de moudjahidine est une exception, et encore c’est le résultat final d’un long processus de négociations et d’un rapport de force politique et citoyen. En matière de mémoire et d’archives coloniales, il y a encore beaucoup à faire et il y a loin de la coupe aux lèvres !
En attendant ce jour bien lointain de l’apurement définitif du contentieux mémoriel, Algériens et Français, quels que soient les pouvoirs en place, devrait, à l’image de Michel Jobert, le Kissinger français, revendiquer un peu plus d’indifférence dans des liens soumis cycliquement aux pesanteurs de l’Histoire. Et c’est toute une histoire que de pouvoir mettre l’indifférence, qui n’est pas le désintérêt, au service d’intérêts protéiformes, mutuellement bénéfiques. Donnant-donnant, gagnant-gagnant.
N.K.